Phé-Neom-énal. Soutenues par la diplomatie française, des entreprises hexagonales se battent pour décrocher de juteux contrats dans la région «100% verte» développée par l’Arabie saoudite. Au mépris du bon sens écologique et des droits de l’homme.
Il faut bien l’admettre : la promesse de construire en Arabie saoudite – ce pays aride du golfe Persique qui compte parmi les plus énergivores au monde –, une mégapole «100% verte» pour 9 millions d’habitant·es (l’Arabie saoudite en compte 36) sonne faux. D’autant que ladite ville cible un public de riches investisseurs, attirés par la perspective de rallier facilement 40% de la planète en moins de 6 heures d’avion.
C’est ce que vante le marketing de Neom, ce giga-projet initié en 2017 par le prince héritier Mohammed Bin Salman (MBS) dans la province de Tabuk, une zone désertique et montagneuse située dans le nord-ouest du royaume, en bordure de la mer Rouge. Présentée comme une région «futuriste», de la taille de la Belgique, Neom devrait à terme héberger une ville sans voiture, appelée The Line. Sa caractéristique principale réside dans sa structure tout en longueur, composée de deux gratte-ciels de 170 kilomètres de long. Un design censé réduire l’emprise au sol de la ville, et conçu comme un gigantesque immeuble où tous les commerces seraient accessibles en moins de cinq minutes.
Neom hébergerait aussi une station de ski (Trojena), un port industriel (Oxagon) proche de l’embouchure du canal de Suez et divers aménagements de plaisance pour méga-yachts, ainsi qu’une pléthore d’hôtels au bord de la mer Rouge, dans une zone nommée Magna. Le tout alimenté exclusivement par des énergies renouvelables – solaire, éolien, hydroélectrique et hydrogène vert pour le stockage –, pour un résultat censément «neutre en carbone» et sans impact sur la biodiversité.
Assassinats et hydrogène vert
En attendant sa livraison, prévue pour 2039, le mirobolant projet suscite régulièrement la controverse. En cause notamment, une série d’affaires qui ont douché l’enthousiasme de certains investisseurs étrangers. On peut citer, en 2018, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi – un ancien proche de la famille royale saoudienne devenu très critique à l’égard de MBS –, en plein consulat saoudien d’Istanbul (Turquie).
En 2020, les autorités saoudiennes ont aussi été pointées du doigt pour le meurtre d’Abdul Rahim al-Huwaiti, un opposant local qui refusait de quitter sa maison pour faire place à Neom. Trois autres membres de la même tribu (les Huwaitat), qui contestaient l’expropriation de leur communauté, ont également été condamnés à mort. Pour que Neom voit le jour, plusieurs villages ont été rasés, entraînant selon les chiffres officiels, le déplacement de 6 000 personnes.
En dépit de ces nombreuses affaires, le budget colossal de construction du projet saoudien attire nombre de partenaires étrangers – comme McKinsey ou Boston Consulting Group, implantés de longue date dans les pays du Golfe. Et les Français·es ne sont pas en reste. Leur participation, qui renforce la crédibilité du projet à l’international, est encouragée par Paris, qui multiplie les initiatives pour leur permettre de s’imposer sur le marché saoudien des «industries vertes», où se développe un éventail de techno-solutions douteuses pour lutter contre le changement climatique : carburants «bas carbone», captage et stockage de CO2. Et hydrogène «vert»…
Juteux marchés
Parmi les entreprises hexagonales impliquées dans les divers chantiers de Neom, on trouve une série de grands groupes français. À l’image d’EGIS (détenu à 34% par la Caisse des dépôts), un des leaders mondiaux de l’ingénierie, dont le directeur général Laurent Germain préside aussi le conseil d’entreprises France-Arabie saoudite du Medef, qui réunit les entreprises françaises actives dans le royaume. Impliqué dans la construction de The Line, le groupe met aussi en avant dans son rapport annuel sa participation à un projet de réhabilitation de récifs coralliens dans la même zone.
Autre partenaire de poids : le géant du rail Systra (filiale de la RATP), qui a décroché plusieurs marchés dans le royaume et planche sur le réseau ferré de Neom. Veolia y a quant à elle brièvement travaillé sur une usine de dessalement, avant que son contrat expire en mai sans être renouvelé en raison du retard pris sur la construction de The Line et de besoins en eau revus à la baisse.
De son côté, EDF planche toujours sur un projet de barrage hydroélectrique dans le désert, en dépit d’une récente pluie de critiques de la part de ses propres salariés, dont certains s’opposent pour des raisons éthiques au projet (notre article). La retenue associée sera construite par l’italien WeBuild, autre géant du secteur, et le lac artificiel obtenu permettra d’alimenter en neige une station de ski dont les hôtels, dessinés par des architectes de renommée mondiale, à l’image de la Britannique Zara Hadid, seront gérés par de grands groupes comme Ennismore (membre du groupe Accor).
À ces poids lourds du génie civil et des infrastructures s’ajoutent une pléthore d’entreprises intéressées par le marché de la «décarbonation», qui voient dans Neom un laboratoire à ciel ouvert pour promouvoir leurs technologies. On peut citer le fabricant d’automobiles de luxe McLaren, qui s’est associé à Neom pour développer des voitures de course électriques, l’Allemand Volocopter qui veut créer des taxis volants électriques, ou le géant pétrolier Saudi Aramco (détenu à 82% par l’État saoudien) qui compte y ouvrir une usine «pilote» de «carburant synthétique» (prétendument bas carbone).
«Business as usual»
Moins visibles, des PME tentent également de se positionner. Une dynamique que la France encourage via Business France, antenne de la diplomatie hexagonale dédiée à la promotion des entreprises tricolores à l’étranger.
Avec des bureaux à Riyadh et Jeddah, respectivement capitales politique et économique du pays, Business France aide depuis des années ses entreprises à s’implanter dans le royaume. Elle met particulièrement en avant Neom et AlUla – un autre projet saoudien de développement touristique autour d’un site archéologique pré-islamique qui a généré plus de 250 contrats avec des entreprises françaises pour un montant total de 2,3 milliards d’euros.
Six ans après l’assassinat de Jamal Khashoggi, qui avait marqué une période de froid avec l’Occident, les relations d’affaires entre la France et l’Arabie saoudite ont donc repris bon train autour de ces giga-projets.
En mars 2024, Business France co-organisait le forum Neom à Riyadh, auquel participaient 120 entreprises françaises. Avant cela, des voyages d’affaires organisés pour des délégations d’entrepreneurs, comme le French Architects Tour (tour des architectes français) ou la visite d’une délégation de 70 entrepreneur·ses organisée par le MEDEF en janvier 2020, se sont multipliés.
Il faut enfin citer le forum Vision Golfe, qui a réuni à Paris en juin 2024 pour sa deuxième édition des entreprises et diplomates venus de France et du Golfe. Organisée au sein du ministère de l’Économie, la rencontre s’est ouverte sur des discours de Bruno Le Maire, Laurent St-Martin (PDG de Business France), et Jean-Yves Le Drian, réputé proche du prince saoudien, qui préside désormais l’Agence française de développement d’AlUla.
Bruno Le Maire n’aura pas manqué de souligner «la très grande proximité des ambitions et le potentiel immense de collaboration» entre la France et les pays du Golfe autour de trois axes : diversification économique, investissement, et réchauffement climatique. Le climat, grande cause bienvenue pour justifier une participation française croissante à des projets douteux.
Les recherches effectuées pour cet article ont reçu le soutien de la Fondation Heinrich-Böll-Stiftung European Union.
Disclaimer : Cet article a d'abord été publié par Vert le Média dans le cadre de la Climate Disinformation Media Fellowship. Voir l'article original : https://vert.eco/articles/edf-egis-systra-ces-entreprises-francaises-qui-courent-apres-les-milliards-de-neom-le-projet-controverse-de-ville-verte-dans-le-desert-darabie-saoudite?s=08